Déchirer, dévorer, dépenser en Grèce ancienne
Le composé analisko, qui signifie couramment en attique au Ve siècle « dépenser » (de l'argent), est un factitif correspondant à haliskomai « être pris, saisi », dont « le sens propre semble être "détruire, consommer" », dit P. Chantraine (Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque, 20093, s. v. haliskomai). Les emplois du verbe dapto réunissent les sens de « déchirer » (le corps, pour l'arme), « dévorer », au propre pour les bêtes sauvages, au figuré pour le feu ou l'envie, « épuiser », depuis l'épopée archaïque jusqu'aux textes tragiques du Ve siècle. Le verbe est apparenté à dapanao, affecté par la langue classique aux dépenses pécuniaires ou matérielles mais aussi à l'usure et à l'épuisement, et à dapanè. É. Benveniste (Vocabulaire des Institutions Indo-européennes, Paris, 1969, I, p. 75-77, II, p. 227-229) et P. Chantraine, avec plus de réserve (DÉLG, s. v. dapto), le mettent en rapport avec le latin daps, pl. dapes, repas, banquet, mets, et damnum, dommage, amende (racine *dap-), et d'autres le rapprochent, en grec, de deipnon, « repas, banquet », avec une racine *deip- « consommer, ronger » (voir R. Garnier et Ch. de Lamberterie, Chronique d'Étymologie Grecque 12, 2012, s. v. deipnon). P. Hummel (« Le labeur et la grâce. Étude d'une constellation lexicale, dapanè, ponos et charis dans Pindare », Revue de philologie 70, 2, 1996, p. 249-254) examine comment Pindare (Isthmique 3/4, 47) a mis le nom « en relation de complémentarité avec ponos (peine) », et comment dapanè exprime « la volonté de s'exhiber dans un contexte agonistique et de faire montre de ses qualités innées » (p. 254), élément de la vision qu'a le poète de la condition mortelle contrainte de se mettre à l'épreuve du réel. Avec la réinterprétation d'un vers d'Hésiode qui donne un conseil moral (Travaux et Jours, 723, p. 251-252), où dapanè doit se rendre par « effort » et non pas par « dépense », elle propose comme valeur primitive de la racine *dap- « faire sortir de soi, mettre devant soi, montrer » (p. 253).
Outre les éclairages qu'elle apporte, cette approche ramène à l'aspect ostentatoire de la dépense analysé par É. Benveniste, et à l'histoire du don. La dépense-perte a été bien étudiée que ce soit dans le cadre de la vie de la polis et de l'évergétisme civique ou dans les réflexions politiques et économiques du IVe siècle ; elle est associée chez Xénophon au problème des revenus ou de l'excédent, du surplus (periousia), de la « croissance » (auxein) de la maison (oikos), et à la vision de l'autarcie socratique. Mais l'étude de P. Hummel est un bon exemple de l'intérêt qu'il y a à reprendre l'examen des emplois des termes dapanè, dapanao ou analisko et des apparentés dans les textes. À côté d'une expression aristocratique et pindarique de la condition humaine, ce sont les représentations du vivant, de la cité comme corps ou comme bien, de la guerre comme consommation que livrent les textes médicaux, le théâtre, les discours des orateurs ou les récits historiques. Les analyses de Lisa Kallet sur Thucydide (Money and the Corrosion of Power in Thucydides. The Sicilian Expedition and its Aftermath, Berkeley-Los Angeles-Londres, 2001) ont ainsi montré l'importance dans la vision de l'auteur de l'argent, du rapport qu'il établit entre les dépenses d'apparat, l'appât du gain privé et la politique d'une cité qui manque, après Périclès, à la fois de sagesse et de la periousia chrèmaton (des réserves qui assurent le pouvoir). Le parallèle en contraste qu'elle met en évidence entre l'expédition contre Troie et l'expédition de Sicile témoigne de l'importance du modèle réserve/dépense-perte et de la question des ressources, de la réalimentation de la puissance, dans l'explication donnée par l'historien de l'échec athénien, mais aussi dans la peinture qu'il fait de la vie politique d'Athènes, quand le récit est construit en dialogue avec Homère et Hérodote.
Avec cette construction, on peut aussi relever le rôle joué dans la fabrication du récit et dans la réflexion historique par les métaphores de la dépense, appliquées à la dégradation des équipages que décrit Nicias dans la lettre aux Athéniens du livre VII (11-15). Et la dépense-consommation, elle-même métaphorique ou dite par le moyen de métaphores alimentaires, est à examiner dans les tableaux de la comédie d'Aristophane qui fustigent la guerre, peignent la ruine privée ou publique, ou bien chez les tragiques qui montrent ce qui détruit ou diminue les hommes, l'individu, la communauté. La réflexion politique trouve ainsi un lien de plus (ou l'expression d'un lien) avec la réflexion morale, qui doit être exploité.
Enfin, morale, politique et vision économique se rejoignent justement chez Platon et chez Xénophon. Periousia est encore au cœur du dialogue entre Socrate et le riche Critobule dans l'Économique, quand le second, paradoxalement condamné par le premier à la pauvreté à cause des dépenses que lui imposent la cité et ses amis, veut apprendre le moyen de sauvegarder ses biens. Si l'Économique et les Revenus (Poroi) sont l'objet d'analyses nombreuses, pour beaucoup récentes, comme la République ou les Lois, la perspective particulière de l'idée de dépense-consommation et des images qu'elle génère peut au moins faire apparaître un contexte large de représentations où les théories jouent d'échos et de débats, comme on le voit pour le motif de l'utilité de l'amitié, de son rapport et de son coût, dans le domaine privé et dans l'exercice du pouvoir, toujours au IVe siècle.
Il reste à ouvrir l'enquête aux périodes ultérieures à partir des résultats acquis, soit dans l'architecture élargie d'une publication unique soit par le projet de plusieurs collaborations.
► projet MSH Val de Loire porté par : Jocelyne Peigney (CeTHiS-Mondes anciens)
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